71.
Ce que Néfer le Silencieux avait perçu dans la Demeure de l’Or, il devait le formuler. Il avait vécu le rituel le plus secret de la Place de Vérité et découvert les mystères essentiels qu’elle était chargée de transmettre, mais en était-il vraiment digne ?
Pour le savoir, la confrérie exigeait de lui une œuvre qui prouverait à la fois ses capacités techniques et l’étendue de sa sensibilité. Aucune recommandation ne lui avait été donnée, aucun critère imposé. À Néfer de dresser le bilan des années passées au village, d’en tirer les enseignements majeurs et de façonner l’objet qui obtiendrait l’approbation des chefs d’équipe et des autres initiés de haut rang.
Conformément à ses habitudes, le Silencieux avait pris beaucoup de temps pour réfléchir. Plusieurs projets se bousculaient dans sa tête, mais c’était son cœur qui avait choisi.
Après avoir recueilli l’opinion positive de Claire, il s’était présenté à Neb l’Accompli qui, le soir même, l’avait emmené à la chapelle d’Hathor bâtie par le pharaon Séthi, le père de Ramsès.
Néfer avait gravi l’escalier menant au pylône d’entrée, franchi le seuil, traversé une cour à ciel ouvert puis emprunté un chemin dallé aboutissant à une deuxième cour. Là, il avait été purifié et il s’était recueilli devant une table d’offrande.
Ensuite lui avait été libéré l’accès à une salle couverte au sol dallé dont le plafond plat était soutenu par deux colonnes. Le long des murs, des banquettes de pierre occupées par les juges. Au fond de la salle, une porte qu’encadraient des stèles montrant le pharaon face à Hathor ; elle donnait accès au sanctuaire où la divinité rayonnait dans le secret.
Néfer savait que ce tribunal-là ne serait pas indulgent et il redoutait son verdict. S’il s’était trompé, il ruinerait tous les efforts accomplis depuis son admission.
— Que t’ont appris les divinités ? demanda le chef de l’équipe de gauche.
— J’ai tenté de percevoir le rayonnement de Râ, la création de Ptah et l’amour d’Hathor.
— Quelles sont les qualités nécessaires pour mener une œuvre à bien ? interrogea le chef de l’équipe de droite.
— La prise de conscience de la vie sous toutes ses formes, la largeur du cœur, la cohérence de l’être, la capacité de maîtrise et la puissance de concrétisation. Mais elles n’ont de valeur que si elles mènent à la plénitude et à la paix, et nul artisan n’a jamais atteint les limites de l’art.
— Montre-nous ton travail.
Néfer le Silencieux ôta le voile qui recouvrait une statuette en bois doré. Elle ne mesurait qu’une coudée[13] et représentait la déesse Maât assise et tenant le signe de la vie.
Ounesh le Chacal n’avait pas usurpé son nom. Son visage allongé et fin faisait songer à son animal protecteur, et le dessinateur se déplaçait avec la souplesse et la rapidité du prédateur dont l’une des tâches majeures consistait à débarrasser le désert de ses cadavres. Renfermé, perpétuellement aux aguets, l’œil inquisiteur, Ounesh semblait porteur d’une violence difficile à contenir.
Paneb ne l’aimait guère et il n’attendait rien de bon de sa part. Aussi, lorsqu’il le trouva les bras croisés devant la porte fermée de l’atelier du Trait, se prépara-t-il à un conflit inévitable.
— Tu me barres le passage, Ounesh ?
— M’en crois-tu capable ?
— Je fais partie de ton clan, à présent ! Tu dois me laisser entrer.
— Ne désires-tu pas en savoir davantage sur les secrets du métier ?
Paneb considéra Ounesh le Chacal avec intérêt et méfiance.
— Certains apprennent le métier dans les ateliers ; moi, je préfère des lieux plus dangereux. Suis-moi, si tu en as le courage.
L’Ardent n’hésita pas. Sans courir, Ounesh se déplaçait avec une rapidité stupéfiante. Il traversa la zone désertique, s’engagea dans un champ de blé et pénétra dans un bosquet de roseaux, en bordure d’un canal.
— À plat ventre, ordonna-t-il.
Importuné par les moustiques, Paneb s’enduisit de boue Allongé à la droite du dessinateur, il vit passer un serpent d’eau.
— Regarde bien, recommanda Ounesh.
Paneb admira un ibis qui se mouvait avec élégance, comme s’il exécutait une danse parfaitement réglée.
— Que remarques-tu ?
— La régularité de sa démarche... Son pas est toujours le même.
— Le pas de l’ibis équivaut à une coudée. Lui, l’incarnation de Thot, nous révèle cette mesure fondamentale qui s’inscrit aussi dans l’avant-bras du dieu. Le nom de la coudée, meh, est le synonyme des termes signifiant « penser », « méditer », « achever », « être complet, rempli », car la connaissance de la coudée te permettra de percevoir la règle de l’univers. À présent, tu peux retourner à l’atelier.
Pour l’Ardent, la découverte de la coudée que le dieu Thot utilisait pour mesurer la terre resterait un moment inoubliable. Il maîtrisa vite sa division en sept palmes et en vingt-huit doigts et, lorsqu’il reçut du maître d’œuvre une petite coudée pliante dont il se servait pendant son travail, Paneb eut la sensation de devenir dépositaire d’un trésor d’une inestimable valeur.
Ainsi, l’un des secrets essentiels de l’œuvre était présent dans le corps de l’ibis que le jeune colosse avait tant de fois regardé sans le voir. Il comprit que les divinités s’exprimaient sans cesse à travers la nature et qu’il faudrait ouvrir davantage les yeux et les oreilles pour percevoir leur message.
L’attitude des dessinateurs s’était modifiée. Gaou le Précis enseignait avec un peu moins de froideur, Paï le Bon Pain guidait volontiers la main de son nouveau collègue, Ounesh le Chacal insistait sur le jeu des couleurs. Guidé par ces trois artisans expérimentés, Paneb assimilait avec aisance les impératifs techniques que sa nature bouillante aurait volontiers rejetés.
Chaque soir, il nettoyait l’atelier sans en avoir reçu l’ordre. Avant de rentrer chez lui, il dessinait sur un morceau de calcaire des chars, des chiens ou un homme en marche, puis il brisait ses essais en mille morceaux. Un jour, Paneb en était persuadé, sa main saurait créer des figures sans le moindre repentir.
À la nuit tombante, il sortit de l’atelier et se heurta au chef Sobek.
— Tu deviens un vrai professionnel, Paneb.
— Ça te déplaît ?
— Tu es toujours aussi agressif, mon garçon ; cette attitude te jouera de mauvais tours.
— Que me veut le chef de la sécurité ?
Paneb fit face au Nubien. L’affrontement semblait inévitable.
— On ne s’aime pas beaucoup, tous les deux, constata le policier. Mais j’ai la certitude que tu n’es pas un menteur.
— Si tu m’accuses de mensonge, tu le regretteras.
— Alors, dis-moi la vérité : as-tu assassiné l’un de mes hommes, dans la montagne ?
— Tu es devenu fou !
— Donc, tu affirmes ton innocence ?
— Bien sûr que oui !
— Je t’ai soupçonné, mais j’ai tendance à te croire.
— Oser me soupçonner, moi... Je vais te casser la tête, Sobek.
— Tu serais arrêté et condamné... Continue plutôt à travailler dur.
« Ce n’est pas lui », pensa Sobek en s’éloignant. Le chef de la sécurité ne regrettait pas sa démarche. Elle l’avait éclairé sur le compte de Paneb et le ramenait à la piste qu’il avait tenté d’oublier : celle d’Abry, l’administrateur principal de la rive ouest.
S’il tentait de progresser dans cette direction, le Nubien risquait de voir sa carrière brisée. Mais sa conscience lui interdisait de se comporter comme un lâche.
Néfer et Claire restèrent enlacés sur la terrasse de leur maison jusqu’à ce que la brûlure du soleil fût insupportable. Après s’être aimés, ils avaient dormi dans les bras l’un de l’autre en rêvant de cette soirée mémorable au cours de laquelle le Silencieux avait appris de la bouche même du maître d’œuvre que sa statuette de Maât avait été reconnue « juste de voix » par le tribunal de la Place de Vérité. En raison de sa qualité d’exécution, elle entrerait dans le trésor du temple.
Maître sculpteur dans la Demeure de l’Or, Néfer se consacrerait désormais à façonner des statues qui serviraient de réceptacle à la puissance créatrice répandue dans l’univers. En rendant la pierre vivante, il mettrait en application les enseignements reçus et participerait ainsi à la transmission de la mystérieuse lumière que nul matériau ne pouvait arrêter. Il commencerait par mettre au monde une statue du scribe Ramosé, en posture de scribe, pour servir de modèle aux écoliers qui apprendraient les hiéroglyphes.
La femme sage était assise devant chez elle, en plein soleil. Cette posture inhabituelle inquiéta Claire qui redouta qu’elle ne fût victime d’un malaise. Mais la femme sage lui parla d’une voix tranquille.
— Je ne soignerai personne aujourd’hui. Es-tu prête à me remplacer ?
— Je ferai de mon mieux... Seriez-vous souffrante ?
— Je dois passer la journée au temple pour tenter d’apaiser Sekhmet, l’implacable déesse lionne.
— Un danger menacerait-il le village ?
— Oui, Claire. Un grand danger.